QU’EST-CE QUE LE QI GONG PEUT APPORTER À LA GESTALT ?
Par Sylvia Berlin (Journal de l’Association québécoise de Gestalt, vol. 14, no 3, 2004.)
Stimulée par la demande et la curiosité d’une collègue de Gestalt, participante d’un de mes groupes, j’ai le goût de vous faire partager ma passion pour le Qi Gong, un art qui inspire ma pratique thérapeutique. J’ai suivi une formation de Gestalt avec Susan Saros, mais ma formation première en est une du côté du travail corporel, de la danse, de la thérapie en mouvement et de l’énergétique chinoise. La Gestalt m’appelle parce qu’elle fait partie des orientations thérapeutiques humanistes qui cherchent à intégrer le corps dans leur travail (voir l’article de Janine Corbeil dans la Revue québécoise de Gestalt, vol. 2, no 2, 1998).
Le Qi Gong et la Gestalt sont issus de souches culturelles très différentes, une de l’Orient, l’autre de l’Occident, mais ils partagent certains aspects fondamentaux de l’approche humaniste, dont l’importance de l’expérience dans le champ immédiat, l’importance d’être attentif à ce qui est là, l’awareness.
Dans la forme, ils sont très différents. Le Qi Gong est une pratique personnelle dont l’apprentissage se fait surtout en groupe avec un guide; la Gestalt est un travail d’accompagnement individuel dans une relation thérapeutique.
Le travail corporel offert en Qi Gong se distingue d’autres approches corporelles de mouvement par sa dimension énergétique. Le Qi Gong s’est développé en Chine depuis 5000 ans et s’appuie sur la philosophie taoïste. Qi (énergie) et Gong (travail) : travail sur l’énergie. L’énergie est subtile comme la vapeur qui émane d’un riz qui cuit. Elle circule dans notre corps et révèle des qualités particulières selon les différentes formes et structures qu’elle parcourt. Plus proche de la surface du corps, au niveau de la peau, elle a une nature défensive ou protectrice; plus vers l’intérieur ou dans les organes, elle joue un rôle nourricier. Plus en profondeur encore, au niveau des os et de la moelle osseuse, elle est associée à l’énergie ancestrale qui correspond en partie au patrimoine génétique. Si ces niveaux d’énergie sont en équilibre dans une circulation harmonieuse, la vitalité est bonne et la personne en paix. Bien sûr, c’est un tableau idéal. De là la question qui ramène à notre réalité humaine : comment composer avec ses nœuds, ses tensions, ses blocages, ses manques, ses peurs et ses désirs qui obstruent la circulation?
La pratique du Qi Gong intensifie la circulation d’énergie, la rend donc plus perceptible et nous amène à sentir ces blocages et les accueillir. Les outils sont la respiration, des mouvements lents, une attention soutenue et des visualisations. Le travail corporel en mouvement se fait en douceur dans les positions couchée, assise et debout. Les enchaînements de mouvements sont conçus pour aider à faire circuler l’énergie, le Qi, et à graduellement débloquer les endroits dans le corps où l’énergie passe moins bien. Ces endroits peuvent être, par exemple, un lieu de tension musculaire chronique, un organe malade, une zone de contraction, reliée à une émotion non exprimée ou une retenue générale dans la personne (qui peut correspondre à une croyance sur l’interdiction ou le danger de ressentir librement ou d’exprimer toute sa vitalité). En revitalisant la circulation d’énergie, le Qi Gong solidifie le corps et bâtit une plus grande résilience au stress ainsi qu’un soutien interne qui aide à mieux s’accepter, à apprécier la sensation de la vie en soi. Le type de changement qui peut alors s’opérer vient de l’expérience dans le corps plutôt que de l’idée. Le grand guérisseur, c’est le moment présent, là où le jugement est suspendu. Être là, présent à soi, aide aussi à être présent à ce qui vient de l’environnement humain et naturel. Le soutien interne accru permet une ouverture à un soutien externe. L’attitude qui consiste à rester là, présent, s’appuie sur un paradoxe commun à la Gestalt et au Qi Gong : le changement ne peut s’opérer qu’à partir de l’acceptation de ce qui est là, tel que l’expérience le présente à la conscience.
Un travail corporel soutenu en Qi Gong permet de développer une confiance de plus en plus solide dans son propre senti, dans la perception que l’on peut avoir de son expérience. Les gens passent d’un questionnement, en début de processus – souvent quelque chose comme «Est-ce normal de vivre ceci ou cela, de ressentir telle ou telle chose?» (par exemple, la circulation d’un fluide dans la jambe, une chaleur dans le bras, une vibration, un serrement à la poitrine ou une montée d’émotion) – à la réponse qui est l’acceptation plus grande de la singularité de leur expérience. Cette acceptation à son tour peut conduire à affiner la conscience des particularités et des variations plus subtiles du senti. Cette conscience plus grande du senti corporel qui se développe dans les sessions de Qi Gong amène une présence plus accrue dans la vie de tous les jours, s’étend au senti émotif et augmente la vitalité dans la vie personnelle et relationnelle. Cela permet une oscillation plus fluide dans le contact entre soi et l’autre.
Notre corps est porteur de toute notre histoire, c’est une mémoire. Le Qi Gong permet de dégager blocages et tensions, et de faire remonter les mémoires enfuies. Faire en parallèle une thérapie en Gestalt et un travail en Qi Gong peut être très bénéfique.
Dans la perspective du Qi Gong, le soutien interne veut dire : s’appuyer sur sa base, et la base c’est le corps, avec son potentiel (Jing), son énergie (Qi) et son esprit (Shen). Ici, je parle des trois trésors (Jing, Qi, Shen). Le Jing est le potentiel de base, la matière première qui a besoin du Qi pour se mettre en mouvement et se déployer. Le Shen, quant à lui, est le principe organisateur, souvent traduit comme «esprit». Esprit, parce qu’il donne un sens, une direction, une harmonie, comme un chef d’orchestre qui va permettre à tous les instruments de jouer ensemble et de créer quelque chose d’unique. Le Shen réside dans le cœur. Dans cette notion de principe organisateur, il y a aussi la connotation de «destin» comme l’évoque James Hillman quand il parle de «l’appel» en soi. En Gestalt, on trouve l’idée du self plus unifié, qui établit les macrocycles de contact liés aux awarenesses profonds et à l’environnement. C’est ce qui fait que l’humain suit tel ou tel chemin dans sa vie plutôt que tel autre qui pourrait aussi être valable. Quand on suit son Shen, on a le sentiment que sa vie a un sens.
Lorsque je travaille avec une personne, je cherche toujours à la mettre en contact avec le Shen, son chemin à elle, son inspiration. En Gestalt aussi, on porte attention à cet aspect de l’individu en regardant où réside la vie chez lui, pas juste la pathologie! La vie à travers toutes sortes de difficultés, et la vie qui a quand même réussi à se frayer un chemin et à créer quelque chose qui est unique à cette personne-là.
Pratiquer le Qi Gong en groupe ou seul, c’est s’occuper des trois trésors : nourrir son potentiel, le Jing, par la respiration, la visualisation et le non-agir (Wei Wu); faire circuler le Qi à l’aide des mouvements; faire place au Shen (l’activer) en se connectant à son propre cœur.
C’est comme bâtir une maison; on commence à la base. Si la base n’est pas solide, la structure ne va pas tenir. Dans l’enseignement du Qi Gong, pour solidifier la base (bassin et jambes) et nourrir le Jing, je propose la relaxation couchée et la méditation assise. Les étirements doux et les mouvements lents amènent une meilleure circulation du Qi. Une intention bienveillante, une attitude d’accueil et de présence à ce qui émerge font place à une direction qui émane du Shen.
Encore ici, ça peut sembler paradoxal; je parlais ci-haut d’acceptation des choses comme elles sont pour que le changement puisse se faire. C’est la pratique du Qi Gong qui nous apprend qu’on doit se déposer avant de jaillir dans l’action. Comme l’oiseau qui prend appui sur la terre avant de s’envoler, l’appui et l’envol se supportent l’un l’autre.
La Gestalt et le Qi Gong ont des visions très organiques de l’humain et de la connexion entre l’individu et l’environnement. La Gestalt est souvent présentée comme une thérapie d’action. Et l’action juste vient d’une fluidité du cycle de contact. En Qi Gong, on peut faire cette expérience : lorsque le terrain est bien préparé, l’action vient naturellement, et elle est mieux connectée à l’être profond. L’action «juste» est ancrée dans un corps habité (le senti corporel) : elle prend la direction et la forme d’expression que coordonne le Shen avec le potentiel et l’énergie individuelle. La boucle est complète : présence, awareness, action – connexion entre l’intérieur et l’extérieur.
Un dernier élément que j’aimerais signaler, c’est l’effet étonnant de la pratique régulière. Le bien-être, le ressourcement, une plus grande confiance dans ses propres signaux, tout ça finit par apparaître. Au début, bien sûr, il faut patience et volonté pour garder une régularité, traverser les obstacles et permettre au soutien interne de se bâtir.
Comme thérapeute j’ai besoin de me ressourcer, me soutenir moi-même. C’est souvent une dimension négligée chez nous, les thérapeutes. Le Qi Gong recèle ce potentiel. Et même si cette pratique donne une meilleure forme physique, le but premier est un meilleur contact avec la vie, plus éveillé.